Lorsque l’appel du centre de contrôle des opérations entre, les pilotes de l’hélicoptère-ambulance ignorent l’état de santé du patient.
Un enfant de 4 ans avec une hémorragie sévère après un accident de voiture ? Un ado de 15 ans gravement blessé à la tête après un accident de ski ?
Les pilotes doivent décider si les conditions météorologiques sont favorables pour voler sans se laisser influencer par les émotions.
« Si on le sait, veut veut pas, on est humains. On va se mettre à penser à notre propre famille et ça va influencer notre décision, raconte le pilote Michel Bouley. Or, comme pilote, on ne doit prendre aucun risque. »
Il est 13 h 45. Nous sommes un vendredi à la fin du mois d’avril à l’aéroport Billy-Bishop, au centre-ville de Toronto. Jusqu’ici, c’était le calme plat à la base d’Ornge – l’organisme sans but lucratif responsable de la gestion du service ambulancier aérien de l’Ontario.
Puis, en un instant, un appel entre et tout change.
Mission de sauvetage
Aujourd’hui, la décision est facile à prendre pour les pilotes : le soleil brille sur la Ville Reine. Il n’y a aucun nuage. L’hélicoptère peut décoller.
Une fois l’accord des pilotes reçu, un répartiteur d’Ornge fournit aux techniciens ambulanciers paramédicaux en soins critiques Peter Zanon et Jodi Earle les premiers détails sur le patient : traumatismes multiples, homme de 35 ans, chute de 10 pi d’un toit, trouvé au sol inconscient, blessures à la tête et au bassin.
Personne n’a vu la chute de l’ouvrier qui s’affairait à réparer un toit. Son patron – qui l’a trouvé au sol – l’a transporté lui-même à l’hôpital local, risquant du même coup d’avoir aggravé les blessures de l’employé.
Il faut aller chercher le patient à Collingwood – une municipalité de 21 000 âmes située à 150 km au nord-ouest de Toronto.
À 13 h 45, donc, l’hôpital local a contacté Ornge pour demander le transfert par hélicoptère du patient vers un hôpital torontois de soins tertiaires (ultraspécialisés) en traumatologie.
À peine une dizaine de minutes plus tard, l’hélicoptère-ambulance décolle de Toronto.
Beaucoup plus rapide
Le patient qui souffre d’une hémorragie interne a besoin d’une opération urgente, et le petit établissement n’a pas les ressources pour la faire.
Une ambulance terrestre mettrait au moins deux heures pour faire la distance par la route, mais plus réalistement trois en raison de la congestion quotidienne sur l’autoroute 401 en fin d’après-midi. L’hélicoptère, lui, n’est pas ralenti par le trafic.
Et le temps presse. Dans les cas d’AVC, d’infarctus et de traumatismes graves, le temps de réponse est crucial pour améliorer les chances de survie du patient ou encore minimiser les conséquences des traumatismes. En effet, en traumatologie adulte, l’élément qui a le plus d’impact sur la survie d’un patient est le transport vers un centre de traumatologie tertiaire.
Autre facteur important en faveur de l’hélicoptère : un transfert par la route forcerait un médecin et une infirmière du petit hôpital de Collingwood à monter à bord du véhicule en raison de la gravité de l’état du patient.
Or, le petit établissement régional ne peut se permettre d’être temporairement dégarni de ses ressources.
Les « ambulanciers des airs » spécialisés en soins critiques possèdent toutes les connaissances nécessaires pour prendre en charge le patient durant le transfert. Pas besoin de médecin à bord.
De l'hôpital local à l'hôpital spécialisé
Quarante minutes plus tard, l’équipage atterrit sur l’héliport de l’hôpital local. L’urgentologue prend le temps d’expliquer la situation médicale du patient aux deux ambulanciers, car ce dernier est dans un état stable même s’il est loin d’être tiré d’affaire.
L’équipe de soins craint que la pression du patient chute en raison de l’hémorragie interne. L’ambulancier Zanon apporte donc deux culots de sang à bord au cas où le jeune homme doive recevoir une transfusion dans les airs.
À 15 h, l’hélicoptère repart en direction de Toronto. Dans l’appareil, l’ambulancier Zanon administre des narcotiques au patient et du Gravol pour l’empêcher de vomir. Sa collègue note dans un ordinateur tous les soins prodigués au fur et à mesure.
Ces « super-ambulanciers » ont le droit d’administrer quelque 70 médicaments différents. Ils posent des actes complexes de façon autonome, comme intuber un patient ou encore faire une ponction pleurale à l’aide d’une aiguille (pour certaines actions, ils doivent consulter un médecin d’abord, mais leur pratique est généralement autonome). Ils savent lire des radiographies et des résultats de laboratoire.
Leur formation est beaucoup plus poussée que celle des autres ambulanciers. Ils ne sont que 250 dans tout l’Ontario – tous au service d’Ornge.
« Les paramédicaux spécialisés en soins critiques peuvent traiter le patient aussi bien que s’il y avait un médecin à bord », affirme l’urgentologue Alun Ackery, de l’hôpital St. Michael’s – l’un des deux centres de soins tertiaires en traumatologie pour adultes de Toronto qui accueillent les blessés transportés par Ornge (l’autre étant l’hôpital Sunnybrook). « Nous sommes très chanceux de les avoir. »
Combien ça coûte ?
Le patient reprend connaissance dans l’hélico. Il répète sans cesse « Où suis-je ? » et « Combien ça va me coûter ? ». « C’est gratuit pour les résidants de la province », lui répondent patiemment – et à de nombreuses reprises – les ambulanciers.
Le trajet du retour prendra à peine 35 minutes. À 15 h 35, l’hélicoptère se pose sur le toit de l’hôpital Sunnybrook, situé au cœur de Toronto. Le patient est amené immédiatement dans la salle de réanimation trauma.
Sur place, l’ambulancière Earle résume haut et fort devant une équipe médicale très attentive le cas du patient. Après avoir été stabilisé, le patient sera envoyé rapidement en salle d’opération.
Tout l’équipage peut maintenant rentrer à la base. La mission est accomplie.
« Ce cas était très facile », résume l’ambulancier Zanon.
Le « Tremblant » de l’Ontario
Pas plus tard qu’en février, ses collègues et lui ont vécu une situation plus complexe dans la même municipalité – Collingwood –, où leur intervention rapide a contribué à sauver de jeunes vies.
La petite localité du nord-ouest de Toronto a alors connu la pire tragédie routière de son histoire.
Deux adultes et six enfants ont été grièvement blessés dans un accident impliquant une camionnette avec plusieurs enfants à bord et un autocar rempli d’adolescents qui rentraient d’une journée de ski.
Ornge y intervient d’ailleurs souvent en raison de son centre de ski – pensez à Tremblant, au Québec, en termes de popularité et de distance de la métropole.
Deux hélicoptères ont été déployés pour transférer trois enfants grièvement blessés – dont un dans un état critique – au SickKids, l’hôpital pédiatrique de Toronto, comparable à Sainte-Justine.
« Sans Ornge, l’hôpital de Collingwood n’aurait jamais eu assez de personnel pour gérer une tragédie semblable. Il n’y aurait même pas eu assez d’ambulances à Collingwood pour conduire les patients à Toronto », décrit le Dr Ackery, de l’hôpital St. Michael’s – établissement que l’on pourrait comparer à l’Hôpital général de Montréal.
« Je ne peux pas m’imaginer ce que feraient les petits hôpitaux sans le service de transport ambulancier aérien », poursuit le Dr Alun Ackery, chef de l’équipe de traumatologie de l’hôpital St. Michael’s.
En région, le personnel est toujours soulagé de les voir arriver. « Pour un médecin en région, ce qui représente le cas d’une vie est, pour nous, un mardi tranquille », illustre le chef de la base et ambulancier Justin Smith.
Flexibilité
Parfois, l’hélicoptère se pose carrément sur les lieux de l’accident (3 % des cas) pour gagner de précieuses minutes. L’équipe atterrira alors sur une autoroute après une collision entre une moto et un camion. Ou encore sur une plage après qu’un homme a eu la jambe sectionnée par l’hélice de son bateau. Quand c’est impossible de se poser, les ambulanciers sautent de l’appareil en vol.
Seulement l’an dernier, Ornge a transporté 2318 patients par hélicoptère à l’un des 12 centres de traumatologie majeurs de l’Ontario. C’est sans compter les transferts de patients interétablissements pour d’autres cas urgents (mais non trauma) et le transport d’équipes médicales de dons d’organes.
Ornge possède aussi des avions-ambulances (pour les déplacements sur une distance de plus de 250 km vers l’hôpital receveur) et des ambulances terrestres aménagées pour les soins critiques. Au total, 20 100 transports de patients par hélicoptère, par avion et par ambulance terrestre ont été réalisés à partir de 11 bases partout dans la province l’an dernier.
Le programme a coûté 185 millions* aux contribuables en 2017 (essentiellement des coûts fixes d’entretien de la flotte et des salaires). La province possède 10 hélicoptères (le modèle dernier cri vaut 14 millions, ce qui inclut le coût de l’équipement de soins critiques installé à bord) et en loue deux autres. Au total, 12 appareils desservent donc la province. À titre indicatif, le tarif moyen facturé pour l’utilisation d’un hélicoptère pour les transports de patients qui ne sont pas résidants de l’Ontario est de 4980 $ l’heure.
Service « rentable »
Médecin en chef d’Ornge, le Dr Homer Tien reconnaît que les coûts sont élevés, mais en suivant une logique de coût-bénéfice, il affirme que le service est « rentable ». « Les patients en traumatologie sont en majorité des jeunes qui subissent toutes sortes d’accidents. Il leur reste 50-60 ans à vivre au moins. Si tu dépenses disons 100 000 $ pour sauver un jeune adulte, ça équivaut à moins de 2000 $ par an pour lui avoir sauvé la vie », décrit le Dr Tien, aussi chirurgien à l’hôpital Sunnybrook.
En effet, les traumatismes demeurent la principale cause de mortalité chez les Canadiens de moins de 44 ans.
« Chose certaine, quand tu es coincé dans une ambulance avec un patient qui est en train de mourir au bout de son sang et que tu es pris dans la congestion routière et que l’hôpital est encore loin, tu te sens complètement impuissant. On ne voudrait pas revenir en arrière, à l’époque où on n’avait pas d’hélicoptères. »
— Le Dr Homer Tien, médecin en chef d’Ornge
Le pilote Jocelyn Turmel – originaire du Québec, comme d’autres pilotes d’Ornge – viendrait porter son CV demain matin si un tel service était implanté ici. « L’Ontario et le Québec se ressemblent beaucoup avec leurs régions éloignées, raconte celui qui a déjà travaillé pour Hydro-Québec. Je ne comprends vraiment pas que le Québec n’ait pas encore de programme comme celui de l’Ontario. »
Même s’il coûte cher, le système public de transport ambulancier héliporté n’est pas un luxe, soutient le Dr Ackery, chef d’équipe de traumatologie à l’hôpital St. Michael’s. À ses yeux, c’est une question d’équité des soins. « Peu importe où tu vis en Ontario, tu paies des impôts. Pourquoi certaines personnes dans la même province n’auraient-elles pas accès à la même qualité de soins en raison de leur éloignement géographique ? », demande l’urgentologue torontois.
*181,4 millions ont été versés par le ministère de la Santé de l’Ontario et 4 millions ont été octroyés par le Réseau Trillium pour le don de vie – un organisme gouvernemental provincial sans but lucratif – pour le transport d’organes et d’équipe médicale de transplantation.